Mickael Pollak ("L'homosexualité masculine, ou : le bonheur dans le ghetto") et Didier Eribon ("Réflexions sur la question gay"), deux élèves ou disciples de
Bourdieu, faisaient jusqu'ici référence pour leurs travaux sur la question homosexuelle et son développement historique. Le premier, sociologue, a notamment étudié les effets "sociologiques" du
mouvement de libération des années de "sortie de l'ombre" (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1521), tandis que le second, philosophe, s'attachait
à restituer les étapes de la constitution de l'identité gay à la fin du 20è siècle.
Un nouvel éclairage, particulièrement convaincant, sur le développement, tant sur le plan politique que social, de l'homosexualité ces cinquante dernières années,
nous vient de plusieurs publications récentes d'intellectuels espagnols.
Oscar Guasch, professeur de sociologie à l'université de Barcelone , dans un article paru dans une revue quebecquoise ("Histoire politique de l'hétérosexualisation
des homosexuels en Espagne" :
http://www.bulletinhistoirepolitique.org/le-bulletin/numeros-precedents/volume-18-numero-2/histoire-politique-de-l%E2%80%99heterosexualisation-des-homosexuels-en-espagne/) distingue trois
périodes :
* la période "pré-gay", celle de l'ombre et de la répression, où la "socialisation " des homosexuels s'effectuait dans les espaces publics, pissotières, parcs,
plages ou dans des bars "fermés". On peut considérer qu'elle se termine en France au début des années 80 avec l'élection de François Mitterrand;
* la période gay, celle du "coming-out", de la libération sexuelle et aussi du Sida dont la caractéristique principale, selon l'auteur, résiderait dans
l’importation du modèle anglo-saxon d’organisation sociale de l’homosexualité. La socialisation des homosexuels s'effectue alors dans les bars ouverts, les discothèques, les saunas, ils
s'approprient des quartiers pour en faire des "villages gays" (Castro, le Marais, etc) et masculinisent leur image. On peut considérer que cette période se termine en France avec l'adoption du
PACS.
* le période post-gay, celle du "mariage" : 'La période post-gaie présente les caractéristiques suivantes: une grande visibilité des gais et des lesbiennes dans les
médias (surtout à la télévision), une progressive hétéro sexualisation de l’homosexualité et une invisibilité sociale presque absolue du sexe gay.... On peut donc qualifier cette étape de
post-gaie, car elle repose sur une renonciation à construire l’identité gaie sur les fondements de la libération sexuelle." La socialisation de l'homosexualité se fait maintenant principalement
sur internet et pour gagner le "droit à l'indifférence" les gays, devenus respectables, adoptent les comportements du modèle social hégémonique.
Deux autres intellectuels espagnols, Ricardo Llamas et Francisco J.Vidarte, se sont livrés dans un livre provocateur et
décapant, "Homographies", à des réflexions sur cette période "post gay". Il ne m'est pas possible de rendre compte ici de façon exhaustive de cet ouvrage (j'en donne quelques extraits en fin de
billet) constitué de plusieurs articles qui peuvent se lire de façon indépendante et qui traitent des pissotières, du placard, du coming-out, des salles de sport (vues comme des substituts
modernes aux pissotières et aux discothèques), les théories sur l'homosexualité (notamment les débats entre "essentialistes" et constructivistes", que les auteurs, qui ne cachent pas leur
"essentialisme", considèrent comme inutiles quant à l'avancée de nos droits), les apports de John Boswell, les territoires gays, etc...Cette vision "radicale" pose la question de "l'identité"
homosexuelle aujourd'hui et s'alarme que la revendication de nos droits, que les auteurs jugent timorée, se fasse au prix de concessions sur notre visibilité et notre identité, au prix de notre
"hétérosexualisation". Le "droit à l'indifférence" au prix de notre "camouflage".
Inutile de dire que je partage bien des points de vue des auteurs...
Je n'ai pas la place ici de parler des "sissy boys" ou des périodes "Kit Kat" comme la nôtre (celles de l'insouciance, où nous baissons notre "garde") je vous
renvoie au livre.
Ne pas terminer ce billet sans vous signaler le très touchant film gay "Keep the lights on" qui ne passe que dans une salle à Paris. Toujours l'impossibilité du
couple...
"Bien sur, nous avons tous des amis hétérosexuels formidables. Seulement, la portée libératrice d'une discussion amicale sur un coin de table avec n'importe lequel
d'entre eux frôle à mon avis le degré zéro. L'hétérosexualité indique en premier lieu un régime de pouvoir. Il y a beau temps qu'elle a cessé d'avoir le moindre lien avec la sexualité. Le fait
d'être hétérosexuel ne traduit rien, n'apporte aucune information sur personne.....les hétérosexuels constituent l'espèce dominante. Elle gouverne, toujours, y compris en démocratie. La
démocratie est hétérosexuelle...Et il y a plus bizarre: les sentiments éprouvés par les hétéros à notre égard ressemblent fort à ceux qu'ils éprouvent pour leurs animaux de compagnie....Ils ne me
comprennent pas à cent pour cent, sont intrigués, déconcertés par ma façon de les regarder et par ce qui me pousse à faire ce que je fais...Peu importe le combat que je mène pour ma dignité, dans
la mesure où je soupçonne ( mais peut-être suis je dans l'erreur ), que le discours idéologique par lequel ils expriment leurs sentiments et leur lois concernant les pédés et les lesbiennes,
procède, s'apparente fortement ou est tenu parallèlement au discours idéologique destiné à réguler les affects et la légalité du comportement de l'espèce hétérosexuelle envers les animaux..Il
existerait donc, au sein de l'élite progressiste de chaque société technocapitaliste avancée et civilisée pariant sur la biodiversité , un comportement écologico-ethologico-conservateur sui
generis, motivé par la compassion et la sensibilité ...Vous me jugeriez excessif si j'avançais l'hypothèse que le respect plus ou moins témoigné aux homos par l'espèce gouvernante (en tout cas
dans son discours idéologique), s'enracine, émane, ou trouve sa source principale dans l'écologie, le respect, la compassion et la tornade de sentiments charitables qu'elle ressent depuis un
petit moment pour l'espèce animale et qu'elle étend à toutes les espèces différentes de la sienne."
"Sauvez Willy"
"Pour la communauté gay et lesbienne, on a élaboré des stratégies publicitaires semblables...y compris quand on est homosexuel blanc, riche, habitant un pays
développé...Première conséquence : la tendance, généralisée dans les médias et chez une grande partie des responsables des collectifs homosexuels, plus largement dans la communauté gay et
lesbienne, à vouloir absolument présenter au public ce que notre faune offre de plus digne. Ce qui représente l'inconvénient que les animaux et les fleurs désignés comme représentatifs des
homosexuels ne sont pas précisément les individus aux coloris les plus vifs, au plumage le plus brillant et le plus chamarré...Mêmes les gens les plus favorables à l'égalité de nos droits avec
ceux du commun des mortels ne manquent pas d'observer, inspirés par la meilleure des intentions, que certaines choses nous desservent : nous travestir nous dessert, notre comportement sexuel nous
dessert, les Prides/Marches des fiertés nous desservent...En fait, à part notre homosexualité, l'intégralité de notre activité quotidienne nous dessert...Curieux paradoxe. Allez savoir si
l'intention n'est pas l'épuration de notre espèce, une sélection de nos caractères acquis destinée à ne retenir que ceux jouant en notre faveur auprès du public dont on sollicite la
bienveillance. Le prix à payer serait le renoncement à nos caractères les moins adaptés, les plus rebelles à l'environnement, les moins compatibles avec notre survie, parce qu'ils font
tâche....Adapte-toi a notre homophobie, oublie ces caractères acquis et/ou hérités si dérangeants et on t accordera les droits qui sont les tiens. Et pourtant , ces idées la reçoivent un certain
écho dans nos esprits....Des homosexuels se disent horrifiés à la seule pensée d'avoir à supporter les homosexuels maniérés, voyants, tapageurs, obsédés, qui s'embrassent en public et, de leur
point de vue, sont un boulet dont le comportement fait beaucoup de mal à leur intégration, à leur adaptation dans une société tolérante ...Au passage nous serons nombreux et nombreuses à rester
sur le carreau."
Et leur conclusion :
"Et peut être le plus grave de ce positionnement tient-il dans la séduction de sa promesse d'un monde parfait et heureux. Nous sommes tous d'accord dans un monde
parfait, personne n'aurait besoin de s'unir contre ceux qui veulent le piétiner. Le problème est que ce temps n'est pas venu, il ne viendra jamais, et seul un esprit criminel peut promouvoir la
croyance que ce monde paefait est celui où nous vivons aujourd'hui, sans catégories, sans agressions, sans discriminations, sans homosexuels, sans hétérosexuels, sans blancs ni noirs, dressées
les uns contre les autres. Derrière cette position se dissimule une belle supercherie : les choses ne devraient pas être ainsi, alors elles ne le sont pas. L'ennui, c'est que si, elles le sont
bel et bien, et que notre temps serait sûrement mieux employé qu'à jouer les apôtres du monde bien heureux à venir. Comme disait la citation qui ouvre cet article : "je me demande comment il peut
y avoir des homosexuels, la vie est tellement belle quand on est hétérosexuel"; je me demande pourquoi il existe une identité homosexuelle, la vie serait tellement belle sans identité du
tout."
(HOMOGRAPHIES, éditions "dans l'engrenage", 2012)