Dans un billet récent ( "Stratégies du désir"), j'avais fait part du mail d'un lecteur de ce blog et des questions qu'il me posait. Voici ma réponse : « Une phrase de ton mail me semble être la question centrale: "peut-on avoir le beurre et l'argent du beurre"? Avant d'essayer d'y répondre, quelques commentaires.
Ton ami dit s'être arrêté de compter ses rencontres à 512. Pour ma part je n'ai jamais cessé...Je n'ai toutefois pas commencé immédiatement, car rapidement après avoir fait la première dans ce cinéma de la rue Vivienne à Paris, quand j'ai commencé à explorer les lieux de drague bordelais, ma mémoire "affectivo-sexuelle", très développée, suffisait amplement à faire la liste de ces rencontres qui m'étonnaient presque à chaque fois, le béotien en matière de drague que j'étais alors étant convaincu d'être déjà trop vieux pour avoir du succès... J'avais encore sur l'homosexualité une conception très "classique", celle de la littérature de la période « prégay », celle de la "Ville dont le prince est un enfant". Je n'aurais jamais imaginé avoir, trente ans plus tard, une sexualité bien plus "active" qu'elle ne le fût à ce moment-là...Le regard que je portais sur les plus de 50 ans (et même un peu moins...) qui fréquentaient les lieux de chasse n'était pas loin d'être désapprobateur.
La fréquence de mes « tricks » restait en effet raisonnable, freinée par ma timidité (je ne faisais jamais le premier pas et il m'arrivait de détourner les yeux devant un regard qui me séduisait), et par le fait qu'il n'était pas rare que je "tombe amoureux", état de conscience qui vous occupe trop et éteint tout autre désir que celui de l'être convoité ( j'ai beaucoup « trompé » les garçons que j'ai aimés, pas ceux dont j'ai été amoureux...). Ainsi, pendant mes 10 ans de vie sexuelle bordelaise avant mon départ pour Paris, je n’ai rencontré que 139 garçons… Une comptabilité bien plus proche de la tienne donc, que de celle de ton ami.
Avec le temps - une timidité moins paralysante, des états amoureux de plus en plus rares ( le dernier remonte à juillet 92…les «coup de foudre » laissent des traces indélébiles même si on continue à se demander comment on a pu se mettre dans un état pareil), un désir dont le champ s’élargissait avec l’âge (la monomanie du minet de moins de 25 ans m’a quitté) et surtout une arrivée sur Paris qui multipliait le champ des possibles – ma mémoire ne pouvant plus résister à l'augmentation vertigineuse de la fréquence des « contacts », j’ai commencé, rétrospectivement puis prospectivement, à faire la liste de tous mes « tricks », selon une classification mensuelle très élémentaire (lieu de la rencontre ou application internet l’ayant permise, âge et prénom chaque fois qu'il était possible de l'obtenir).
Le pourquoi d’une telle comptabilité est plus difficile à cerner. Sans doute faut-il en voir l’origine dans cette angoisse initiale d’être déjà trop vieux, un moyen de s’assurer de et de se rassurer sur la pérennité de sa capacité de séduction…A moins d’être une des futures victimes de la maladie qui est au centre de mes préoccupations professionnelles actuelles, il est probable que j’y mettrai fin lorsque ma mémoire sera à nouveau suffisante pour faire le compte de rencontres qui auront fini par devenir rares, voire exceptionnelles, à moins que je ne me résolve à la pratique du sexe tarifé…Peut-être cela a-t-il contribué à la disparition progressive de mon angoisse de vieillir ? J'y ai trouvé après coup bien d’autres avantages : album souvenir, photographie de l’évolution de son désir (moyenne d’âge, lieux privilégiés), influence des « crises» traversées sur la fréquence (pic à 226 l’année où mon précédent ami m’a quitté…), etc..
Venons-en aux questions que tu poses : "Comment peut-on fonctionner ainsi ?" écris-tu. Je ne crois pas qu’on puisse décrire un fonctionnement univoque en fonction des individus. Laissons de côté les comportements addictifs qui n’ont plus rien à voir avec la séduction mais avec un besoin irrépressible, tels ces garçons que l’on croise systématiquement au sauna quel que soit le jour où l’on y va (ils y sont donc tous les jours….) ou ceux qui invités à votre table passent la plus grande partie de leur soirée à consulter « Grindr ». Pour ma part il s’est agi d’un plaisir sans cesse renouvelé de la « chasse » (« attraper un regard »), de l’aptitude à séduire, joliment décrit par la métaphore de la « pêche à la ligne » dans le dernier film de Lars Von Trier. Séduction narcissique beaucoup plus que prédation. Je ne perçois absolument pas l'autre comme un défi, comme une proie...Plutôt que "je te veux" , je dirais "j'aimerais bien que tu veuilles de moi"....Ce désir de "plaire" se situait à deux niveaux : "physiquement" - être objet de désir pour l'autre- mais aussi, à un degré supérieur, "affectivo-intellectuellement" - je ne résistais pas toujours à la tentation gratifiante mais inconséquente (faire souffrir) de voir l'autre tomber amoureux...Aujourd’hui seul le premier degré, "physique", de la séduction me motive.
Notre puissance « attractive » n’étant pas indépendante de l’âge, du moins dans notre culture occidentale, il est certain que le temps perdu ne se rattrape jamais…Le premier jeune homme qui m’a fait connaître l’état amoureux (j’ai narré cet épisode dans deux billets « Hervé, l’ascension et la chute »), m’avait fasciné en m'avouant « baiser » 500 mecs par an. Effet secondaire particulièrement exaltant de cette stratégie, la possibilité de rencontres de personnalités attachantes très diverses, dans des milieux forts différents de celui dans lequel on a l’habitude d’évoluer et qui peuvent vous enrichir dans les domaines les plus variés (http://limbo.over-blog.org/article-la-culture-en-butinant-45991450.html). Si ce plaisir de séduction m’a longtemps semblé prendre le pas sur celui du « sexe » lui-même en tant qu’acte - savoir qu’on avait envie de moi pouvant «à la limite» me suffire - il n’en reste pas moins que la répétition vite monotone, voire ennuyeuse (en tous cas pour moi) d’un acte sexuel avec la même personne fut et reste une vive incitation à la multiplicité des partenaires…Après la métaphore de la pêche à la ligne, celle de la table : on a beau avoir ses plats préférés, en faire notre quotidien finirait pas émousser l’appétit et il serait dommage de se priver d’expériences culinaires (certes parfois désastreuses) et des cuisines du monde…de la présentation de l’assiette ( le plaisir des yeux) à sa dégustation.
Ta seconde interrogation - ta « rancune fascinée » du passé de ton ami - qui s’inscrit dans la problématique du désir mimétique girardien, elle m’est plus étrangère car je n’ai jamais ressenti cela. Elle m’est pourtant familière puisque mon ami actuel est lui aussi quelque peu agacé des petits saluts ou sourires que j’adresse lors de «rencontres fortuites » dans les rues du marais, qu’il exprime clairement comme une jalousie d’un plaisir pris sans lui…Etrange pour moi cependant car il me semble que si jalousie il devrait y avoir, c’est non celle d'un passé révolu et donc sans danger, mais au contraire d’un probable …futur ! (Ségolène Royal, je cite de mémoire, n’avait-elle pas dit ou écrit à propos du tweet de celle qui avait « pris sa place» dans le cœur de François Hollande : « plutôt que de s’intéresser à mois elle ferait mieux de s’inquiéter de qui sera la suivante… »). J’ai certes connu des garçons fort frivoles lorsqu’ils étaient célibataires et qui devenaient des amants d'une fidélité sans faille une fois en couple, mais ils ne sont pas légions et leur relation de couple était rarement très prolongée…On oublie en effet rarement la musique…Si la fréquence de mes rencontres, pour des raisons « logistiques» (la gestion du temps disponible..), a pu être plus marquée pendant les rares et relativement courtes périodes de célibat, elle n’en est pas moins restée soutenue (une centaine par an) tout au long de mes années de couple, soit 90% de ces trente dernières années.
Ce qui constitue un début de réponse à ta question principale : oui on peut envisager d’avoir "le beurre et l’argent du beurre", mais ceci n’est pas sans un double risque, se perdre soi-même dans une passion passagère et surtout perdre l’essentiel, celui que l’on aime…J’ai connu deux très longues expériences de couple, dont l’une se poursuit. La première, qui a duré 15 ans, se serait sans aucun doute interrompu brutalement si mon ami avait soupçonné l’intense vie parallèle que je menais alors, d’autant plus que mon désir de séduire et d’être séduit l’emportait alors largement sur celui de la satisfaction sexuelle, et que certains de mes « tricks » étaient devenus des amants éphémères (sans que l’idée de le quitter ne m’ait effleuré un seul instant). Il n’a appris mes frasques (par des amis bien intentionnés qui ne les avaient apparemment pas supportées …) qu’une fois qu’il m’eut quitté pour un autre garçon (les fidèles finissent souvent par s’en aller quand l’amour physique s’émousse…), mais je sais qu’il en est encore mortifié. Je vis, maintenant depuis plus de 15 ans, avec mon ami actuel une situation quelque peu différente car nous ne considérons ni l’un ni l’autre que sexe et amour soient totalement indissociables. Nous ne sommes toutefois pas en couple "libre", ou alors cette définition ne s'applique que dans des lieux géographiquement et temporellement circonscrits : quand nous allons ensemble à l'IDM, au bunker ou autres lieux sexe...Il ne saurait être question que nous ayons des "rencontres ponctuelles", en dehors de ces lieux, autorisées par l'autre (avec son accord tacite) et nous avons, comme toi et ton ami, des expériences à 3 (voire plus…), en quelque sorte une façon sécurisée d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Nous ne sommes pas dupes de l’existence possible, en l’absence de l’autre, de rencontres occasionnelles, mais nous n’en parlons jamais. Si par inadvertance, imprudence informatique, hasard malheureux nous l’apprenons, l’atmosphère se tend quelque peu pendant quelques jours sans en faire un drame, mais nous savons tous deux que l’existence d’une « liaison » parallèle en serait un. Et ayant 18 ans de plus que lui je jouerai « plus gros ». Le couple «libre» n’est pas fait pour nous. Je ne le crois pas viable "dans le temps" (à moins de ne concevoir que le couple que comme simple une association de deux personnes qui ont envie de vivre ensemble du fait de leurs affinités...). Je l'ai tenté une fois avec mon premier partenaire de couple, il y a fort longtemps, et cela n'a duré que quelques mois. Si on s'autorise le couple libre, où tracer la limite? Il est à craindre qu’elle ne soit sans cesse "repoussée", au moins par l’un des deux...jusqu'à la rupture...Je ne crois pas qu’il soit possible d’aimer sans être capable de jalousie, aussi maitrisée soit elle.
En d'autres termes, je ne crois pas qu'on puisse à 100% avoir le beurre et l'argent du beurre. Après les métaphores de la « pêche à la ligne » et de la gastronomie, celle du principe d’incertitude de la mécanique quantique : selon ce dernier on ne peut connaitre exactement à la fois la position et la vitesse d’une particule élémentaire, plus on connait l’une avec précision, plus l’autre nous échappe ; il en est de même du couple « libre », plus le versant « libre » prend de l’ampleur, moins il y a de couple et vice versa. Entre la privation d’une vie sexuelle plus libre que la mienne (un certain manque effectivement) et la perte de mon partenaire actuel, je sais que c'est cette dernière que je supporterais le moins. Quoiqu'il en soit toute expérience est individuelle et n'est pas transposable, surtout en matière de désir....