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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 10:11

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L’exceptionnel film documentaire « Les invisibles » nous apporte les témoignages d’homosexuels des deux sexes âgés de plus de soixante dix ans sur la façon dont ils ont vécu au quotidien la période « pré-gay » dont je parlais dans un récent billet. Sur les sept histoires qui nous sont contées, cinq d’entre elles témoignent, de façon souvent bouleversante, des luttes intérieures et extérieures que ces hommes et ces femmes ont du mener, dont celle presque constante contre l’oppression familiale, et nous rappelle, combien l’ont oublié, tout ce que l’on doit à leur engagement.

Ce qui frappe lorsqu'on entend ces témoignages, c’est le caractère nettement plus fort et émouvant de celui des trois femmes. Peut être parce que la lutte pour notre « visibilité » est indissociable du mouvement de libération féminine qui a contribué à désarticuler le couple sexe/reproduction. A moins que l’auteur du documentaire ait eu quelque mal à recueillir des témoignages masculins, deux d’entre eux, celui d’un vieil agriculteur hédoniste, plus bisexuel qu’ homosexuel semblant ne s’être jamais soucié que de son bon plaisir et non du regard des autres et celui d’un vieux couple dont les protagonistes, touchants et drôles, mais n'ayant guère eu de problème avec leur image, et ne s'étant sans doute jamais demandés s’il pouvait y avoir une « question gay», étant un peu à part. Les deux autres témoignages masculins, surtout celui terrible de l’un d’entre eux qui illustre cruellement les tourments de la « haine de soi », ne font apparaître qu’ en arrière plan ce que furent les luttes fondamentales de la période post 68, notamment celles du FAHR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) et des GLH. Il se peut aussi que la plupart de ceux qui auraient pu témoigné de leur engagement dans le mouvement de libération sexuelle ne soient plus là, victimes du virus avant d’avoir assisté à l’issue victorieuse de leur combat. La question du sida est étrangement absente. On est presque étonné, de ne voir jamais soulevés les thèmes qui nous agitent aujourd’hui, adoption, le désir d’enfants n’est pas évoqué, ou mariage, si ce n’est furtivement le religieux, lorsqu’un des couples masculins visite une église.

La réalité « cachée » décrite dans ce film je l’ai en fait peu vécue. Lorsque je suis passé « de l’autre côté du miroir», le changement «d’épistémé» était en cours, nous basculions de la période pré-gay à la période gay, où tout allait devenir plus facile. Eut-elle était plus visible, le jeune homme très timide et peu débrouillard que j’étais, mais qui se savait, sans en ressentir la moindre culpabilité, homosexuel, n’aurait sans doute pas attendu avril 78 pour trouver où les homosexuels se cachaient, dans les cinémas, les parcs, les «tasses» et les bars insolites, aurait découvert bien plus tôt le « pays des merveilles» et n’aurait pas eu à se dire un jour « je n’ai jamais eu 20 ans ». Car en effet, à l’instar de ce que dit un des personnages, « comment une vie bascule à travers une main qui s’aventure», je garde ce sentiment étrange que tout a commencé, que ma mémoire s’est mise en route, le jour où j’ai franchi la porte de ce cinéma porno de la rue Vivienne et rencontré ce premier garçon, aujourd’hui fait prêtre.

Une autre dimension du film, au-delà de l’accès à la visibilité, est celle de l’âge. Vieillir homosexuel, les témoignages le montrent, cela peut se faire dans un certain épanouissement. Mais non sans une certaine angoisse. Cela est joliment exprimé, par Monique, personnage fascinant par son intelligence et sa sensibilité, qui se rappelant sa peur «d’avoir 50 ans», nous dit avoir franchi sereinement cet obstacle en renonçant à la quête incessante de la séduction. Cette angoisse très présente en moi dès que j’ai eu franchi la trentaine, je l’ai surmontée bien différemment et de façon surement moins pérenne, en ne renonçant pas à séduire et désirer, au mépris du temps qui passe, ce qui finira, à n’en pas douter, par avoir ses limites…..

Dans une scène d’une intensité folle la même Monique nous conte comment, apprenant que les parents de son amie souhaiterait la connaitre alors que les siens la rejetait, elle s’est sentie déstabilisée, révoltée jusqu’au refus de cette rencontre, comme si elle avait peur de perdre sa marginalité. « La marginalité nous rendait libre » dira une autre des femmes de ce film, tandis qu’un des personnages masculins s’étonnera qu’il ait pu dans cette période faire « la folle », la folle comme stigmate de l’homosexualité invisible. Le contraste est saisissant dans ce documentaire entre ceux qui ont vécu cette période dans une sorte de transgression joyeuse et ceux qui l’ont vécu dans la souffrance. Ceci m’a fait songer au dialogue de sourd que j’ai parfois eu sur mon autre blog avec certains commentateurs à propos de la revendication « droit à la différence ou droit à l’indifférence», dialogue qui reflétait sans doute moins une divergence sur le fond qu’une profonde différence de sensibilité et sans doute de génération.

Le moment peut être le plus émouvant du film est celui où Monique, se trouvant en face du mur de la gare de sa ville, a le sentiment qu’il la voit, qu’il est le gardien mémoriel de tout ce qui s’est passé, comme si tous les moments vécus étaient superposés en lui. Ceci m’a aussitôt renvoyé aux conceptions physiques actuelles sur le temps comme illusion, passé présent et futur étant simultané, dans une superposition de tranches d’espace, chacune définissant un autre univers, une autre « maintenant». Le titre de ce billet, « la réalité cachée », renvoie en fait au dernier livre de Brian Greene, l’auteur de l’univers élégant, sur les univers multiples qui apparaissent à beaucoup de physiciens comme l’hypothèse qui s’impose invariablement, qu’il s’agisse de la théorie de l’expansion infinie, de celle de l’inflation, de la théorie de cordes, de la mécanique quantique ou de la valeur de la constante cosmologue. Une infinité d’univers, réalisant tous les possibles, avec une infinité de copies de chacun de nous… Quel vertige d’imaginer ce que serait mon double, quel homosexuel il camperait, dans l'univers où je n’ai pas abandonné mes études en Math SP, dans celui où j’ai poursuivi ma carrière hospitalière à Bordeaux au lieu de rejoindre l’industrie, dans celui où je n’ai pas croisé Bernard à l’émission de radio Framboise et Citron en 1982, ou dans celui où la bouche de Bertrand n’a pas trouvé mon sexe dans la back room de la Luna, à la soirée incorporation en août 1998….

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