Il m’est
arrivé, sur un blog antérieur, de relever à propos de l’intérêt que je porte à Renaud Camus, l’expression « maître à penser » qui m’a paru fort mal à propos employée. Il faudrait interroger
d’abord la notion même de maître à penser qui peut s’entendre de deux façons fort différentes. La première, celle sans doute sous-entendue par celui qui l’a employée, renvoie à ceux, « gourous »,
dont la pensée est devenue une « référence », une sorte de « vérité » qui a pour vocation d’être apprise et transmise à et par leurs disciples. Cette première acceptation du terme est plutôt
négative, Gide dans les «Nourritures terrestres» dit à son disciple de jeter le livre qu'il a écrit pour lui, et André Gluksman s’en est pris, dans un pamphlet célèbre qui lui avait attiré les
louanges de Michel Foucault, aux «Maîtres-penseurs», Hegel, Marx, etc.. La seconde, plus conforme à la lettre même de l’expression, évoque « l’éveil de la pensée » que le maître tente de faire
apparaître chez son élève, non penser «à sa place», mais lui apprendre à penser, l’école de Socrate.
Ai-je eu, ai-je encore, des «maîtres-penseurs»?
Jeune adolescent sûrement, mon Grand-père fût le « gourou » qui a formaté ma « pensée » politique, d’extrême droite, en cette période là. Mais au même moment, au
collège Sainte Marie Grand-Lebrun, des maîtres à penser selon le sens noble, mon professeur d’histoire qui déconstruisait méthodiquement mon argumentation en faveur du régime de Vichy sans jamais
la mépriser et mon professeur de français, chez lequel je trouvais parfois quelques soutiens, ont contribué à me fournir l’appareil critique nécessaire à une autonomisation de la pensée
(apparente bien entendu, « penser par soi même » est un abus de langage, tant sont nombreux les déterminismes conscients et inconscients).
A la sortie de l’adolescence, Henri Laborit, a incontestablement joué un rôle majeur. Mai 68 était passé par là, ma vision politique antérieure était en train de se
disloquer, comme pouvait en témoigner cette dédicace d’un des élèves de ma classe de terminale C, lors de la fête de fin d’année scolaire : «A ce fasciste qui ne s’est pas encore aperçu qu’il ne
l’était pas». Le rationaliste que j’étais, et que je crois être resté, avait besoin d’une théorie faisant « système ». Le livre de Jacques Monod « Le hasard et la nécessité » (« L'ancienne
alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part.»)
m’avait ébranlé et appelait des répones . Henri Laborit, catholique, neurochirurgien, biologiste et philosophe, allait, avec « Biologie et structure », puis « La Nouvelle Grille » me donner les
bases rationnelles de cette réponse et nourrir mes nouvelles convictions de « gauchiste chrétien ». Puis en 78 il y eut la découverte de René Girard, un autre catholique, «Des choses cachées
depuis la fondation du monde», et sa théorie du désir mimétique et de la victime émissaire. Henri Laborit et René Girard ont sans doute été pour moi des « Maîtres penseurs », mais je ne crois pas
qu’il y en eut d’autres. Des «maîtres à penser» en ce sens qu’ils ont, plus ou moins, contribué à ma façon d’appréhender le monde et à forger mon discours, ils sont légions et les noms qui me
viennent à l’esprit ne sont que ceux dont je suis le plus conscient de l’influence : Edgar Morin, Michel Serres, Bernard d’Espagnat (mécanique quantique), Michel Foucault, Jean Pierre Dupuy,
Stéphane Lupasco, tous philosophes, sociologues ou scientifiques. Aucun nom d’écrivain ne me vient spontanément à l’esprit, et il faudrait être bien peu familier et de la pensée de Renaud Camus
pour en faire un de mes « maîtres penseurs ». J’apprécie Renaud Camus en tant qu’écrivain, je prends un plaisir à chaque fois renouvelé à le lire, notamment son journal, j’ai une sensibilité
«homosexuelle» proche de celle qu’il décrit dans « Buena Vista Park », « Notes Achriennes » et « Chroniques Achriennes », mon rapport au sexe et au désir diffère peu du sien, mais je suis loin de
partager toutes ses indignations (quelques unes cependant!) et encore moins certaines de ses positions «politiques» même si je déplore qu’elles soient caricaturées et déformées sans avoir été
lues. Il me semble être bien loin de l’esthète, dandy et misanthrope irrémédiablement nostalgique d’un monde qui n’est plus.
On peut se demander si aujourd’hui les « maîtres penseurs » n’ont pas été remplacés par les « maîtres censeurs » selon l’expression d’Elisabeth Levy dans un de ses
derniers essais : «
A la dictature, ancienne mode des maîtres penseurs, succède le terrorisme intellectuel des maîtres censeurs à travers l'inculpation du passé ou la juridisation des
moeurs notamment. Elle présente ce nouveau type de censure, l'idéologie véhiculée, ses mécanismes, ainsi que son réel pouvoir sur la société »
http://livres.lexpress.fr/critique.asp/idC=4164
« Salgas: où situeriez-vous un amateur de Renaud Camus dans la littérature contemporaine?
RC: j'ai le plaisir de répondre qu'un amateur de Renaud Camus est extrêmement difficile à cerner. Lecteurs extrêmement divers. Un amateur global de RC est presque
inconcevable. Les livres que j'ai produits interviennent à des niveaux littéraires si différents que peut-être est-il très difficile de les aimer tous. Ils ont trouvé des publics extrêmement
éloignés les uns les autres et qui d'ailleurs sont souvent choqués par d'autres aspects du même travail. Par exemple je vois très bien des charmantes vieilles dames aux cheveux bleutés adorer les
châteaux, les paysages français, les expositions de peintures impressionnistes "quel bon jeune homme"... Les lecteurs de Tricks ne sont pas forcément des passionnés des Églogues et du travail sur
le signifiant. »
(Renaud Camus, entretien France Culture)
" Il est possible que dans la douloureuse confusion de ces dernières années, on se soit de bonne foi trompé sur mon compte. Hélas ! un écrivain n'est-il pas
toujours, de quelque manière, à la merci du premier imbécile venu qui croit le connaître pour avoir mal lu ses livres ? Mais qui dispose de mes livres ne saurait, pour autant, prétendre disposer
de moi. "
(Georges Bernanos, 3 avril 1946.)