On se souvient sans doute qu’il n’y pas si longtemps les « souverainistes» ont considéré l’adoption du
traité de Lisbonne comme une insulte à la « Volonté du peuple » qui se serait exprimée dans plusieurs pays par un vote négatif sur la précédente version du texte de constitution européenne. Faire
de la « Volonté du Peuple » une hypostase est irrationnel . Ce que l’on appelle « volonté » du peuple n’est que la somme aléatoire de décisions individuelles aux motivations si diverses, allant
des revendications égoïstes aux peurs fantasmatiques, qu’on en chercherait vainement la cohérence, la "main invisible". La démocratie d’opinion (« participative») qui repose sur cette fiction,
celle des sondages incessants, des manifestations de rue ou de leur quintessence, le référendum, est en train de faire basculer le système en supplantant la démocratie « représentative» . La
démocratie d’opinion c’est le repliement sur soi, sur le terroir, sur sa communauté (telle la Suisse qui recule à coup de référendums), sur ses peurs et préjugés. Le succès phénoménal de film
comme « Bienvenue chez les t’chis » ou « Les petits mouchoirs» sont peut être le symptôme de ce retour « chez soi». Peut on imaginer un seul instant que la peine de mort eût été abolie en France
si le « peuple » avait été consulté, ou qu’en ce qui concerne l’homosexualité, en dépit de sondages actuels qui semblent favorables, (le oui à l’Europe est toujours en tête dans les sondages bien
avant l’élection..), nous aurions les avancées actuelles si le «peuple» était consulté? La démocratie «représentative», c’est le choix par les individus, qu’ils peuvent régulièrement remettre en
question, des représentants qui «décideront» en fonction d’un projet politique. Alain Juppé s’était demandé, après le vote irlandais, si "les élites n’étaient pas en avance et le peuple en
retard" et avait raillé les radios qui "le matin donnent la parole à des gens qui n'ont que des conneries à dire". Après tout c’est bien ce que sous-entendait Marx avec son « avant garde du
prolétariat ». . La démocratie participative, chère à Ségolène, c’est la porte ouverte à toutes les manipulations, aux marchands de rêves et d’illusions. Il est à craindre à une époque où la
«déculturation» s’étend qu’il n’y ait rien à attendre des prochaines générations et que sous l’empire de l’individualisme roi, du primat de la "sincérité" (Wikileaks) sur la recherche de la
vérité, le pire de la démocratie d’opinion soit devant nous. Espérer que le «politique» finisse par reprendre le dessus, que les élites (y compris nos gouvernants) recommencent à amener «le
peuple» là où il ne serait pas aller tout seul, n’est sans doute qu’utopie
De la même façon qu’en économie, la régulation du marché par le cercle vertueux « surproduction, inflation,
hausse des taux, récession, reprise économique » a été remplacée, effet pervers de la mondialisation, par le cercle infernal de la succession des « bulles » -internet, immobilière, matières
premières, etc. – qui peut conduire à l’implosion finale du système bien plus surement que le numéro de clown de Cantonna, la substitution de la démocratie d’opinion à la démocratie
représentative, par l’immobilisme, voire les régressions qu’elle entraîne pourrait bien nous conduire à un retour au protectionnisme, qu’appellent pourtant de leurs vœux Emmanuel Todd ou Eric
Zeimour.
Le peuple comme "sujet " d'une volonté...Ceci me remet en mémoire les réflexions du philosophe Jean Pierre
Dupuy dans son livre "Avons nous oublié le problème du mal" sur les paradoxes du vote : "La consultation concernant le traité de Maastricht a donné en France l'avantage au oui, mais d'extrême
justesse. On a dit : "dans sa grande sagesse, le peuple français a répondu oui à l'Europe, mais il a aussi voulu donner un avertissement à tous ceux qui voulaient précipiter les évènements, etc".
Bien sûr, aucun sujet n'a voulu, pensé. ni réalisé cela. Le sujet collectif qu'on appelle en renfort est une pure fiction." "Et l'élection, en elle-même, est un processus de désignation des
dirigeants qui contient une bonne dose de hasard; hasard qui provient des divers paradoxes que le mécanisme du vote fait naître. »
Jean-Pierre Dupuy, présente l'exemple de trois des paradoxes qui naissent du vote :
Le premier découle du paradoxe de Condorcet qui relève de la théorie du choix. Imaginons que vous ayez à
choisir entre A, B et C et x autres candidats selon un système de vote majoritaire et que dans un choix bilatéral A soit préféré à C, B préféré à C et B préféré à A. En toute logique B devrait
remporter l’élection, sauf si dans une élection réelle à deux tours B arrive en troisième position et est éliminé.... Ce fût le cas de Lionel Jospin en 2002...Le choix n’est plus rationnel, la
procédure de vote revient à choisir le gagnant au hasard.
Le second paradoxe des élections est celui des sondages. On sait que les candidats présidentiels en France
en tête dans les sondages un an avant l'élection sont rarement élus. Pourtant c’est de plus en plus sur de tels sondages qu’on tend à choisir les candidats à l’élection. Ce fut le cas pour
Ségolène, et cela pourrait l’être pour Strauss-Kahn... La sélection d’un potentiel gagnant se fait sur une procédure là encore non rationnelle, «au hasard ».
Le troisième est le paradoxe du vote proprement dit: « pourquoi un individu va-t-il voter alors que la
probabilité que son vote modifie l'issue finale est infinitésimale?... Mathématiquement, la situation dans laquelle un bulletin de vote a le plus de chances de créer une différence est celle dans
laquelle l'opinion est exactement partagée entre deux possibilités. Mais alors, il y a un problème, vécu amèrement par Al Gore en 2000; c'est que la procédure de dépouillement des votes comporte
nécessairement une (petite) marge d'erreur de comptage. Si le vote effectif des électeurs est dans cette marge d'erreur, alors, le résultat de l'élection n'est pas déterminé par les électeurs
mais par le hasard. Ce qui aboutit au plus grand des paradoxes : la seule situation dans laquelle le vote d'un électeur a des chances de compter est la situation dans laquelle l'élection sera
décidée par le hasard de la marge d'erreur. »
Le hasard joue donc un rôle central dans le processus de désignation démocratique. « Loin d'en être la
négation, il en constitue plutôt un fondement, qui permet d'éviter la dérive du système vers la tyrannie de la majorité."
C’est ce qui fait du processus démocratique représentatif, la casino qui opère une rotation des élites, le
moins dangereux de tous les systèmes...L'extinction progressive de ce processus met la démocratie en danger. Dans son dernier livre Michel Rocard se dit profondément pessimiste sur l'avenir de la
démocratie