
Le bar « Le Keller », un des fleurons de la scène gay vient de fermer ses portes. Nous savons depuis le siècle dernier que l’espace et le temps ne font qu’un (bien
plus, "la matière, espace, temps" , titre du livre d’un de nos prix Nobel de physique, ne font qu'un). Il en est ainsi des territoires gays, leur localisation est datée. Lieux isolés à l’origine,
connus des seuls initiés, ils se sont organisés en quartiers ou en rues, en fonction de la densité gay, et l’évolution de leur géo localisation trace celle de la visibilité gay. La flèche du
temps, celle du droit à l’indifférence, nous amènera-t-elle, comme pour notre univers, du big bang au big crunch, de la visibilité à l’invisibilité, retour à l’isolement initial?
Lorsque mon premier amant, maintenant prêtre (rassurez vous je n’avais plus rien d’un enfant), me fît découvrir, à la fin des années 70, le "gay Paris", tout
s’organisait dans le quartier de l’Opéra. Certes il y avait des lieux isolés, comme la discothèque fort courue, « Le Rocambole », certains bars pour initiés, la discothèque « Le Scaramouche »
pour les amateurs de friandises asiatiques, dans la même rue que le cinéma « Le Vivienne » qui fût mon premier lieu de drague, mais la vie gay s’organisait surtout rue St Anne. Il y avait le «7»,
la discothèque « people », fréquentée entre autres par un célèbre journaliste de télévision, où il fallait être vu et où l’on pouvait diner; à côté « Le colony », autre discothèque, plus « jeune
», plus propice aux rencontres, puis à quelques mètres, l’ancêtre des bars sexe et hard parisiens, « Le Bronx ». Un sauna vieillot, « Le Tilt », ouvert 24h sur 24, et qui semble survivre encore
(mais qui le fréquente?), complétait l’offre. A cette époque, la visibilité était « folle » et la rue St Anne voyait se croiser les tapins, les gitons et leurs clients. A deux pas, au café le «
Royal Opéra », avenue de l’Opéra, les fêtards se retrouvaient en fin de nuit au milieu des travellos, nuit qui avait pu commencer au restaurant le « Vagabond », autre rescapé, où une clientèle de
tous les âges se pressait tandis que les gitons attendaient au bar qu’on les invitât ou pas. A quelques rues de là, boulevard des Italiens, le fabuleux sauna « continental », temple du sexe
facile, refusait du monde, mais on pouvait y diner avant qu’un casier ne se libère enfin. Yves Navarre était l’auteur gay du moment et Dominique Fernandez publiait « L’étoile Rose » . L’époque
était à l’insouciance et ne se voyait pas disparaitre, ni ses acteurs qui allaient tomber comme des mouches et dont beaucoup ne verraient jamais le « Marais ».
Déjà d’autres lieux commençaient à drainer les gays qui se voulaient maintenant « virils », la moustache et le poil devenaient à la mode, une partie d’entre nous
allait ainsi s’entasser dans les bars sexe entre St Germain des près et St Nicolas du Chardenay, au Trapp rue Jacob ou au « Manathan » si cher à Renaud Camus qui publiait « Tricks » et ses «
Chroniques Achriennes » au début des années 80. De l’autre côté du boulevard St Germain, en face du café « Flore », les gigolos battaient le trottoir du Drug store St Germain ou descendaient la
rue de Rennes où venait les cueillir une clientèle plus aisée que celle des tapins de la rue St Anne. A deux rues de là, le cinéma « Le dragon » avait supplanté celui de la rue Vivienne, l’on
dinait au « Petit prince », rue lannot, ou l’on allait se faire traiter de ginette, cela faisait partie du spectacle, par les « folles » qui tenaient le restaurant « La vieille trousse », au bas
du boulevard St Germain. Le « Palace », racheté par Fabrice Emaer, le propriétaire du « 7 », devenait le palais de l’émergence de la mode et de la culture gay, sous l’impulsion de Karl Lagerfeld,
de Roland Barthes, de Frédéric Mitterrand, d’Yves Mourousy, de Thierry le Luron, etc….
Simultanément, parallèlement à la montée du mouvement revendicatif gay et à l’irruption du sida, le théâtre des opérations se déplaçait vers le quartier du châtelet
et Beaubourg. Le premier bar sexe associatif « le BH », avec sa backroom que j’ai tant fréquentée, ouvrait en face de la Samaritaine et David Girard allait régner sur la nuit parisienne en
ouvrant une discothèque/bar/backroom , « Haute Tension », (maintenant devenu un bar sexe, le « Next », après avoir aussi été un restaurant gay « Les foufounes »). Le bar le « transfert », à
quelques rues de la comédie française, seul rescapé de cette époque, accueillait les partis SM, tandis que le restaurant « le diable de lombards » faisait salle comble, à quelques mètres de
l’autre discothèque/bar/sexe du quartier, le « Broad » et du bar pour gays vieillissants ou bedonnants le « London » (devenu maintenant « l’eagle »). C’était les années 80, Guy Hockenghem
publiait « Race d’Ep », le « Boy », à côté de « L’Olympia », s’essayait, avec le « Scorpion », à côté de la bourse, où l’on voyait William Sheller, à remplacer le Palace comme temples des soirées
« disco et funky » de la nuit gay parisienne.
Je m’installais à Paris à la fin des années 80, le temps de voir le Palace et le Boy disparaitre et la vie gay migrer et hésiter un temps entre le quartier de la
Bastille et celui du Marais. A la Bastille, c’est rue Keller que se situait la scène gay, avec la discothèque « La Luna », bientôt transformée en bar sexe qui abriterait les mardi soir les
soirées "incorporation » et le dimanche après midi les réunions « naturistes », très sélectives à l’entrée, du « clan nature ». Quelques portes plus loin on trouvait le « Keller », bar « hard »
aux soirées à thème (fist, pisse, skin, militaire, etc), thème seulement car l’entrée y était très libre à condition de ne pas y arriver bcbg ou cravaté, juste en face d’un restaurant gay dont
j’ai oublié le nom, et à quelques mètres du Centre Gay et Lesbien qui venait de se constituer. Tous ces établissements ont maintenant fermés ou ont été transférés pour le dernier.
Les années 90 allaient donc voir le Marais étendre sans arrêt son empire et devenir le « quartier gay », bien des années après l’ouverture du 1é bar, « Le central
», rue vieille du temple. Guillaume Dustan publiait « Dans ma chambre ».
Le reflux pourtant s’annonce, rue vieille du temple justement, où ont disparu successivement « Le César », « L’Amnesia », le restaurant les « foufounes » qui avait
auparavant migré de la rue St Honoré, et dans les jours qui viennent, l’historique «Central». Est-ce le début de la fin du marais comme le titrent « Illico » et « Tetu », ou simplement une
conséquence de la crise économique, de la multiplication des soirées « privées » fatale aux bars « hard » et de la diffusion d’internet comme moyen de drague….? Même si d’autres fermetures
d’établissements en difficulté sont annoncées, bien des commerces de la rue des Archives et du Temple semblent encore florissants.
Il n’empêche, la déterritorialisation de la scène gay pourrait bien être en marche, et peut être qu’à l’instar de Greenwich Village à New York, et de Castro à San
Francisco, le Marais ne sera-t- il plus dans quelques années que l’ombre de lui-même que nous visiterons en « archéologue ». Je serai à Toronto mi-avril, 10 ans après mon dernier séjour, et je me
demande si je retrouverai « Church Street » aussi conviviale que je l’avais découverte. La Gay Pride elle-même, ce gigantesque carnaval gay qu’animaient les commerces et bars gays, est devenu un
défilé syndical qui les relèguent honteusement en fin de cortège et en a perdu jusqu’à son appellation. Tristan Garcia a écrit l’histoire de cette génération, « La meilleure part des hommes
».
La forme ultime de la visibilité gay étant son invisibilité, son indifférenciation dans la grisaille d’une société polie, politiquement correcte et bien pensante -
qui expulse « la folle » loin des villes et traque l’amateur d’éphèbe, où les tapins sont maintenant des "escorts" qu'on peut louer sur internet sur des sites aussi accessibles que "Gayromeo", où
nous pourrons certes nous « marier », si toutefois nous arrivons encore à reconnaître nos futurs « maris » puisque rien ne les distinguera plus - , de ce « big crunch » ne pourra que surgir un
nouveau big bang quand certains d’entre nous se diront, fatigués et si seuls derrière leur écran informatique et leur webcam : ça suffit, inventons des lieux gays! Ne désespérons pas, je viens
d’apprendre que le jardin des tuileries était à nouveau très fréquenté….
Ce petit panorama, partiel (j’ai omis tant de lieux qu’il aurait fallu citer), parfois imprécis (j’ai pu ici où là faire quelques confusions d’espace et de temps),
et partial comme il se doit, renvoie (et complète) à celui que j’avais intitulé « des tasses à internet »
(http://limbo.over-blog.org/article-des-pissotieres-a-internet-un-itineraire-gay-43107661.html).
Il ne faut pas y voir une nostalgie. Juste un soupçon de mélancolie, c’est rue Keller, à la « Luna », que j’ai rencontré Bertrand il y a 12 ans, une mélancolie
gay.