
Générique de fin, un silence de plomb dans une salle qui commence à s’éclairer, quelques spectateurs qui essaient d’essuyer discrètement leur larmes, ou qui n’y arrivent même pas, tel ce jeune homme dont on pouvait supposer qu’il avait connu un drame similaire et que sa mère tentait de consoler. Film dont c’est peu dire qu’il est bouleversant dans sa deuxième partie, récit d’un dramatique amour entre deux militants d’Act-up, l’un séronégatif et l’autre s’acheminant vers le stade terminal de la maladie, servi par une interprétation exceptionnelle.
Comment ne pas être renvoyé à ses propres souvenirs, à cette seconde moitié des années 80 et début des années 90, que jeune homosexuel j’ai traversée, en dépit d’une vie sexuelle active, en étant épargné par ce fléau qui a emporté des amis si proches, comme toi Claude, qui sur ton lit de mourant m’a lancé, je ne t’en ai pas voulu, j’ai compris ton désespoir : « toi aussi tu vas y passer », ou toi Christian, son ami disparu quelques mois plus tard, en même temps que Jacques son précédent «mari» qui l’a accompagné jusqu'au bout, et combien d’autres un peu moins proches. Je n’ai pas eu à souffrir, comme ce fut le cas de mon compagnon actuel, de la disparition de ceux qui ont partagé ma vie, à ce moment là ou par la suite. Du moins de ceux que je n’ai pas perdus de vue, car c’est sur internet - un billet nécrologique de Didier Lestrade, un des fondateurs d’Act-up - que j’ai appris le décès d’Hervé, mon premier amour fou (http://limbo.over-blog.org/2016/04/en-souvenir-d-herve-robin-un-gay-de-nos-annees-de-braise.html) et je suis toujours sans nouvelle de « Ginette », personnage à haut risque (http://limbo.over-blog.org/article-ginette-46573957.html).
Mais ce film n’est pas seulement une dramatique épopée amoureuse qui a ému la croisette et maintenant, semble-t-il, le public, c’est aussi, surtout dans sa première partie, un témoignage sur ce que fut l’action d’Act-up pendant ces années tragiques. Le regard moins embué par l’émotion, pas totalement absente cependant car la maladie reste très présente, on peut émettre quelques petites réserves, sur la forme, un peu didactique, quasi documentaire, et le fond, manichéen du style le bon (Act-up), la brute (l’industrie pharmaceutique) et les méchants (les socialistes au pouvoir). Ceci n’est certes pas étonnant, le film ayant été très fortement influencé par les leaders historiques d’Act-up et ce point de vue, par l’indignation qu’il ne manque pas de faire naitre chez le spectateur, ne pouvait que décupler l’émotion finale. J’ai aussi vécu cette période en militant, dans une autre association, celle des «Médecins Gays» (AMG), moins focalisée sur le Sida (l’association avait pris conscience du problème avec un train de retard) et bien moins « politisée ». Je désapprouvais les méthodes d’Act-up et sa radicalité, tout en reconnaissant, par la suite, qu’elles avaient sans doute fortement contribué à faire bouger les choses et je me souviens encore de cette gay-pride (le film y fait référence), au milieu des années 90, la première où il y eut foule (nous sommes 50.000, nous sommes 80.000, entendait-on dans les hauts parleurs), entrainée par le «char» de l’association, un énorme camion noir d’où s’échappait une musique addictive.
Le film n’y fait que très brièvement allusion, mais une autre radicalité me séparait d’Act-up, d’ordre médicale celle-là, d’ailleurs partagée par l’AMG (mais non par Aides) dont j’ai essayé en vain de faire modifier la position, radicalité quant au refus de hiérarchiser le risque de contamination, en contradiction avec l’épidémiologie de la maladie, c’est-à-dire en refusant de considérer la fellation comme une pratique à risque très faible. Cette attitude me paraissait devoir conduire tôt ou tard un certain nombre d’entre nous à abandonner la capote même pour la sodomie.
Par un paradoxe étonnant, Act-up a fini par «mourir» de ce pourquoi il s’était tant battu : l’arrivée de thérapeutiques très efficaces faisant du Sida une maladie chronique a rendu caduque sa radicalité.
Quoiqu’il en soit, même si «120 battements par minutes» n’est sans doute pas un chef d’œuvre sur le plan cinématographique (une palme d’or «volée» a-t-on pu lire, non tout de même pas), c’est un témoignage bouleversant sur une terrible période de notre histoire qu’il faut courir voir et c’est avec tristesse que j’ai lu la chronique haineuse de Thibaud Croisy dans le Monde.